Pérégrinations 5.

[Tatonga]

Le Big bang.

« Tatonga, c’est quoi le Big bang ?
-Il y a longtemps, Tictoc, longtemps, il n’y avait rien, rien ne bougeait, rien ne frémissait, il n’y avait ni l’espace ni le temps, il n’y avait rien.

-Mon Dieu !
-Il n’y avait rien et le silence était partout, Tictoc, un silence absolu, puis l’explosion, une prodigieuse explosion de joie, un jaillissement fulgurant de lumières et de couleurs, un immense feu d’artifice, une féérie, Tictoc, pour célébrer le triomphe de l’être sur le néant, de la lumière sur les ténèbres et la naissance de la vie. L’être triomphait du néant, la lumière dissipait les ténèbres et la vie naissait, Tictoc, elle naissait dans la joie.

-C’est magnifique !
-Chaque atome, chaque particule, se mit à vibrer au rythme de la symphonie cosmique, les étoiles  commencèrent leur ballet lumineux, illuminant le vaste vide d'éclats scintillants. Les galaxies dansèrent la ronde, les hommes purent aimer et les aigles déployer leurs ailes pour planer  majestueusement dans les airs, les fleurs purent éclore en gerbes multicolores et les femmes, la taille ceinte de grands foulards, purent danser au rythme saccadé des tambourins.

-Une fête grandiose, une liesse universelle…
-Oui, Tictoc, et la vie conquérante se répand et s’épanouit toujours. Les galaxies poursuivent leur course, repoussant chaque jour plus loin le néant et les ténèbres. »

[Tatonga]

L’homme.

« Tatonga, c’est quoi l’homme ?
-Pendant des millénaires et des millénaires, Tictoc, la vie avait évolué dans des conditions extrêmement difficiles, cherchant par-ci par-là à se développer, essuyant plus d’échecs que de succès. Chaque instant était une bataille contre les éléments, chaque mutation une tentative désespérée de survivre dans un monde hostile. Les premières cellules émergèrent enfin, Les premiers organismes unicellulaires se multiplièrent et se diversifièrent en une myriade de formes de vie. Des créatures marines aux premières plantes terrestres, chaque nouvelle espèce apportait avec elle des adaptations uniques, poussant la vie à s'étendre. La vie forgeait, testait et abandonnait des millions de formes avant de trouver celles qui pouvaient prospérer.

-C’est vrai, Tatonga, elle a même créé des formes bizarres, des bêtes et des bestioles étranges, on peut dire qu’elle tâtonnait à l’aveugle sans trop savoir où elle allait.
-Oui,  tu peux le dire, Tictoc, mais il y eut un grand tournant, une grande innovation, une révolution : la vie a eu le coup de génie de créer l’homo sapiens.

-L’homo sapiens, un coup de génie ?
-Eh oui, Tictoc, la vie a eu le coup de génie de créer un être différent des autres, l’homo sapiens, pour se décharger sur lui. Un Homo sapiens en qui elle a tout mis, doté de toutes les facultés nécessaires pour prendre le relais de la vie. C’est désormais lui qui s’occupe de ce travail pénible et laborieux de recherche pour promouvoir la vie.

-Pas possible ?
-Et c’est pourtant tellement évident. L’homme possède, il est le seul à posséder, le pouvoir de contempler son existence, de s’interroger sur sa place dans l’univers et d’orienter le cours de son évolution de manière consciente. Une aventure passionnante et une grande responsabilité.

-L’homme est capable de faire ça ?
-Il y a longtemps qu’il a commencé à le faire, longtemps qu’il a commencé à lutter contre la nature pour la domestiquer. Sa maitrise de l’agriculture, des lois de la nature, des sciences et de la technologie ne sont rien d’autre que des batailles dans cette guerre que mène la vie contre un environnement hostile.

-C’est incroyable !
-Et c’est pourtant évident. Les humains arrivent par vagues, Tictoc, chaque génération plus ingénieuse et mieux armée que la précédente pour mener ce combat. C’est évident, Tictoc, c’est désormais l’homme qui oriente, dirige, développe et fixe le but que doit atteindre la vie.

-Le but ?
-Que peut-on dire, Tictoc, sinon que la vie et l’homme se sont confondus pour ne plus être qu’un. Après une très longue évolution, la vie s’est complètement incarnée et investie en l’homme, et ils ne forment plus qu’un, ils se confondent, de même que se confondent les buts de la vie et de l’homme. Il fallait s’y attendre, Tictoc, il fallait s’attendre que la vie cesse son errance, s’incarne en force et s’installe à demeure et c’est en l’homme qu’elle s’est installée.

-Mais tu as parlé de but, quel but ?
-Mais bien sûr qu’il y a et qu’il faut un but, et que peut bien être le but, Tictoc, sinon le triomphe total de la vie, c’est-à-dire la vie toute puissante réalisée dans l’homme.

-Cet homme mortel, Tatonga ?
-Mortel pourquoi, à cause de quoi ? Tu n’as donc pas compris que s’’il est mortel, c’est parce que le combat n’est pas encore terminé. »

[Tatonga]

Ça ou rien.

« Tatonga, es-tu spiritualiste ou matérialiste ?
-M’embête pas avec cette terminologie philosophique, Tictoc. Tu veux savoir si le pigeon emplumé et toi avaient été créés par un grand esprit ou si vous êtes un produit de la nature, c’est bien ça ?

-On peut le dire comme ça, Tatonga.
-Alors voyons d’abord le cas où vous auriez été créés par un esprit, Tictoc. Une fois la surprise passée, une fois le choc encaissé et les insupportables malheurs que vous endurez oubliés, que peut penser un homme pondéré et sérieux de tout cela ?

-Et que peut-il penser, Tatonga ?
-Que créer des Tictoc qui, leur vie durant subissent mille malheurs, perdent l’un après l’autre les êtres qui leur sont chers, s’étripent à coups de coutelas pour être au plus près de la mangeoire, et finissent eux-mêmes à la poubelle est la plus mauvaise plaisanterie qui puisse s’imaginer. Rien ne peut faire accepter, rien ne peut justifier la perte d’êtres chers, Tictoc. Tout homme un tant soit peu raisonnable, pondéré et sérieux te dirait que ce n’est pas sérieux du tout, que cela lui fait la même impression que s’il frayait avec des gens infréquentables ou se trouvait dans un bouge malfamé.

-Tu oublies le bonheur…
-Ceci ne compense pas cela, Tictoc. Alterner rires et larmes, ça ne fait pas plus sérieux. N’importe quel homme modéré dans son jugement te dirait que c’est justement cela qui fait que c’est une mauvaise plaisanterie et qu’il aurait mieux valu s’abstenir.

-Bon, et si je suis un produit de la nature ?
-Si le pigeon emplumé et toi-même n’êtes qu’un caca de la nature, le résultat est le même et on peut se demander comment et pourquoi de tous les milliards de mondes possibles, vous vous retrouvez justement dans ce monde de merde.

-C’est incompréhensible, Tatonga.
-Incompréhensible, mais il n’y a rien à comprendre, rien à éclaircir, aucun mystère, aucun secret caché, le monde est et a toujours été une grosse bouse de vache, point barre.

-Pourtant les hommes adorent ce monde, Tatonga…
-Les gens aiment la mangeoire, aiment ceux qui leur sont chers, s’aiment eux-mêmes et même les uns les autres, mais le monde c’est autre chose et cela n’en fait pas moins la pire des plaisanteries.

-Il n’est peut-être pas possible de faire autrement, Tatonga, c’était ça ou rien.
-Oui, Tictoc, c’est sans doute la moins mauvaise des solutions. Ni Dieu ni la nature n’ont pu faire mieux, voilà la vérité, et ce n’est pas du tout rassurant. »

[Tatonga]

Seul l’être peut être.

« Qu’il soit l’œuvre de Dieu ou la de la nature, le monde est donc mal fait, Tatonga ?
-Je vais te dire ce qu’il y a, Tictoc, il y a l’être, c’est-à-dire le non-néant, ou si tu préfères une conscience, car une conscience ne peut qu’être.

-Mais le néant, c’est une vue de l’esprit, juste une lubie, ça n’existe que dans notre esprit, Tatonga, comment peux-tu invoquer son opposé, l’être.
-C’est bien pour cette raison qu’il y a l’être, Tictoc, seul l’être peut être.

-Il y a donc l’être ou une conscience, et après ?
-Seule cette conscience est, Tictoc, tout le reste, tout ce que tu vois ne peut pas être. Tout le reste est dans cette conscience, et non à l’extérieur, tout le reste est une manière de se manifester de l’être.

-Il y a donc une conscience qui rêve ou imagine.
-Tout ce que conçoit cette conscience se trouve, en même temps que toi, dans la conscience et constitue la réalité, notre réalité. C’est ce que, toi, tu imagines, ce que, toi, tu conçois ou ce dont, toi, tu rêves, qu’on appelle l’irréel, la fiction.

-Mais ça n’explique pas pourquoi le monde est mal fait.
-L’être, Tictoc, est l’être, il n’a pas d’idéologie, pas d’éthique, pas de morale. L’être est complet, il est tout, Tictoc, le mal, le bien, le beau, le laid, le juste, l’injuste, la pitié, la cruauté, etc. C'est ainsi qu'il peut se manifester en monde.

-Si tout vient de la conscience, je ne suis donc responsable de rien, Tatonga.
-Crois-tu que l’être serait l’être, l’être complet, s’il oubliait de créer la liberté ou la vie ? Pas de vie sans liberté, Tictoc, et l’être se devait de tout prévoir, la vie et des créatures conscientes capables de discernement, donc des êtres nécessairement libres qui subissent les conséquences de leurs choix. »

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